Cancer du sein: « Le sur-traitement est devenu un problème de santé publique »
SANTE – « Le dépistage augmente beaucoup la proportion de surdiagnostics et fausse la perception des soignants, d’où l’illusion que les guérisons augmentent grâce au dépistage », juge Bernard Junod.
Le dépistage du cancer entraine parfois des surdiagnostics, juge Bernard Junod, épidémiologiste et médecin de santé publique. Chiffres à l’appui, il s’interroge sur son efficacité.
[Express Yourself] Un jour, j’ai rencontré une femme, professeur à Sciences Po, qui s’intéressait à mon activité de recherche. Je lui dis que je travaillais sur le cancer du sein. Elle m’a répondu: « Ce n’est plus un problème, grâce au dépistage, on en guérit. » Elle réagit en femme informée par les campagnes médiatiques de l’INCa instaurant une culture du dépistage. Elle n’avait pas lu l’édito ni l’article signé Sophie Coisne et Fabienne Lemarchand paru en mars 2006 dans La Recherche, « Cancer du sein: les illusions du dépistage ».
Déclaration des liens d’intérêts
La bonne nouvelle que j’ai à vous annoncer, c’est que les résultats du dépistage nous ont fait avancer dans la recherche sur le cancer. On a aujourd’hui la preuve que le mot « cancer » s’applique à deux situations qui ne se recouvrent pas toujours. 1) Le résultat de l’examen au microscope d’un prélèvement de tumeur, à savoir le cancer histologique. 2) L’évolution de l’état de santé due à la propagation d’une tumeur maligne dans l’organisme, à savoir la maladie cancéreuse.
Une tumeur qui présente les caractères dits de malignité à l’examen au microscope ne correspond pas forcément à une vraie maladie cancéreuse. L’évaluation scientifique des effets du dépistage montre que des cancers histologiques régressent ou n’auraient jamais provoqué de symptômes au cours de la vie. Ce sont des surdiagnostics.
Le dépistage augmente beaucoup la proportion de surdiagnostics
Mais j’ai une moins bonne nouvelle à vous annoncer: le dépistage augmente beaucoup la proportion de surdiagnostics et fausse la perception des soignants, d’où l’illusion que les guérisons augmentent grâce au dépistage. Les données scientifiques qui le prouvent sont des comparaisons de mortalité entre groupes de femmes allouées ou non à une invitation au dépistage lors d’un essai contrôlé, ou entre populations exposées à un dépistage d’intensité variable dans l’espace (pays A versus pays B) et dans temps (avant et après l’instauration du dépistage).
Les diagnostics et décès par cancer du sein ou par autre cause sont rapportés ici à des populations non sélectionnées selon leur état de santé. En fonction des études, la sélection des femmes fausse les résultats. La plupart des essais contrôlés ont exclu les femmes qui se présentent à l’examen de dépistage avec un cancer avancé. Leurs résultats sont faussés si les femmes non invitées au dépistage et atteintes d’un cancer avancé n’ont pas les mêmes chances d’être exclues. Leur inclusion dans le groupe non invité y augmente la mortalité et donne l’illusion de l’efficacité du dépistage.
Les résultats sont aussi faussés quand les décès sont rapportés à un échantillon restreint aux seules patientes atteintes d’un cancer, à cause du surdiagnostic. Les critères de qualité essentiels des essais contrôlés sont la comparabilité des groupes invités ou non à la mammographie de dépistage et la constance des effectifs dans les résultats publiés. Ceci confirme la non exclusion a posteriori de femmes allouées à un groupe. Voici les résultats des trois essais contrôlés satisfaisant à ces critères.
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Après 7 ans, le nombre de décès par cancer du sein n’était pas significativement différent dans les groupes de femmes invitées ou non au dépistage. Il est à noter que les risques de biais augmentent avec la durée de suivi. Les premières publications de résultats des études canadiennes portent sur une durée de 7 ans.
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Les comparaisons de populations de pays où les femmes ont été exposées à une intensité de dépistage variable donnent des résultats identiques. On constate que les taux de mortalité par cancer du sein sont comparables, que le dépistage ait été intense ou non. Les trois premières comparaisons publiées par Philippe Autier en 2011 sont aussi examinées dans l’article original en tenant compte de l’évolution temporelle au sein de chacune des paires de pays comparés. La quatrième comparaison donne la mortalité par cancer du sein en France en 1980 et en 2005. Elle est pratiquement la même. Le graphique des taux par âge montre qu’en 2008 elle est plus faible jusqu’à 64 ans et plus forte à partir de 65 ans.
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Le dépistage, à savoir l’investigation diagnostique sans signe d’appel, a beaucoup progressé entre ces deux périodes. On utilisait 308 appareils de mammographie en 1980 et 2511 en 2000. L’article que j’ai récemment publié sur l’investigation de l’épidémie apparente de cancer du sein en France procède aussi à des comparaisons à 15 ans d’intervalle de femmes de mêmes âges suivies pendant 11 ans. Il tient compte de plusieurs facteurs de risque de cancer du sein comme les traitements hormonaux substitutifs. Il apparaît que le dépistage augmente massivement le surdiagnostic sans modifier la mortalité par cancer du sein.
La quantification du surdiagnostic attribuable au dépistage en 2008 en France s’obtient en comparant la fréquence des diagnostics et des décès avec l’année 1980 (voir figure de la page suivante). Le nombre moyen de décès par jour pour toute cause chez les femmes résidant en France est une donnée de référence pour interpréter la suite. Il n’a pratiquement pas changé, malgré l’augmentation et le vieillissement de la population entre 1980 et 2008. Ceci tient à l’augmentation de l’espérance de vie due à la prévention et à la guérison de maladies mortelles.
Par contre, le nombre moyen de décès par cancer du sein par jour a augmenté avec l’effectif des femmes et du fait de leur vieillissement. L’augmentation de 23 à 32 du nombre de décès par cancer du sein par jour est à comparer avec celle des diagnostics de cancers histologiques : 57 en 1980 contre 169 en 2008.
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Le surtraitement consécutif au surdiagnostic est devenu un problème de santé publique. La radiothérapie entraîne d’autres cancers et des décès par maladie cardio-vasculaire.
En conclusion, je tire trois leçons du dépistage du cancer du sein:
1) Comme il n’est pas prouvé que le dépistage diminue la mortalité et comme le surtraitement consécutif au dépistage est nuisible, il ne faut pas précipiter la biopsie. Il convient d’observer la dynamique de la tumeur avant de l’agresser.
2) L’histologie n’est pas une condition suffisante pour définir une maladie cancéreuse. Il faut étudier l’histoire naturelle du cancer
3) Pour évaluer la pertinence du dépistage, il faut identifier les experts internationaux indépendants de toute pratique du dépistage ou des soins consécutifs au diagnostic de cancer du sein. Et, aussi, informer des non-médecins pour constituer des jurys citoyens.