Morphine et opioïdes forts : puissants contre les douleurs mais très addictifs
Le soulagement de la douleur est devenu plus accessible, grâce au développement de l’utilisation des opioïdes majeurs. Mais leur prescription obéit à des règles strictes et un certain nombre de précautions sont nécessaires pour éviter les effets indésirables et les addictions (qui restent un risque).
Des mots pour les maux
« L’analgésie » est la réduction, ou la suppression, de la sensation de douleur.
« L’équianalgésie » désigne les équivalences d’activité contre la douleur entre les différents morphiniques.
Une « interdose » est une dose supplémentaire (entre les doses programmées) destinée à soulager la douleur qui apparaît malgré le traitement prescrit.
Qu’est-ce que la douleur ?
La douleur est une sensation complexe qui est indissociable de la conscience, ainsi que de l’émotion qu’elle suscite. La douleur est donc un phénomène subjectif qui repose avant tout sur le ressenti de la personne, ce qui la rend difficile à quantifier et à qualifier.
Il existe plusieurs types de douleurs, qui mettent en jeu un circuit neurologique particulier dans l’organisme. La douleur aiguë classique, ou « nociceptive », a essentiellement un rôle d’alarme qui va permettre à l’organisme de réagir et de se protéger face à une agression mécanique, chimique ou thermique. Dans beaucoup de cas, cette douleur est liée à une maladie qui fait intervenir la compression, la distension, la privation d’oxygène (« ischémie ») ou l’inflammation d’un organe.
Mais si la douleur devient chronique, le mécanisme est différent et fait intervenir un dysfonctionnement du système nerveux qui traite habituellement le message de la douleur dans le système nerveux (« circuits de la douleur »). La douleur devient dans ce cas une maladie à part entière et on parle de « douleur neurogène » ou « douleur neuropathique ».
En cas de cancer, le mécanisme de la douleur est plus complexe et associe souvent aux « mécanismes neuropathiques » et des « mécanismes nociceptifs », en particulier compressifs et inflammatoires : on parle alors de « douleurs cancéreuses ».
Comment est véhiculé le message de la douleur ?
Classiquement, un signal douloureux, que ce soit une brûlure, une piqûre ou un écrasement, va stimuler les terminaisons nerveuses de la peau, des muscles, des articulations, de la capsule articulaire, des ligaments…
Après avoir été stimulées, ces terminaisons nerveuses vont transmettre un message douloureux, via des cellules nerveuses spécialisées, les « neurones nocicepteurs », jusqu’à la moelle épinière, site des premiers relais entre ces cellules nerveuses et les neurones suivants dans les « circuits de la douleur » jusqu’au cerveau où se produira un traitement du message dans différentes structures (« thalamus ») et à travers différentes connexions. Puis le message douloureux ainsi traité parviendra jusqu’au « cortex cérébral », siège de la conscience. C’est donc uniquement dans le cerveau que ce signal est identifié comme une souffrance et une douleur. Avant, c’est un simple signal électrique et chimique.
Cependant, avant même que le cerveau ait conscience de ce signal douloureux, la main aura été écartée de la source de chaleur ou de la piqûre grâce à un réflexe qui fait intervenir un « arc réflexe court » impliquant uniquement la moelle épinière : le neurone « afférent », qui véhicule la douleur, est en connexion directe avec le neurone « efférent », ou « effecteur », de la contraction musculaire dans la moelle épinière.
C’est également au niveau de la moelle épinière que les premiers systèmes de rétrocontrôle de la douleur interviennent : il s’agit d’un mécanisme de protection contre la douleur qui implique des neurotransmetteurs, comme le « GABA », ou des « endorphines ». Dans certaines conditions, d’autres systèmes peuvent également exacerber l’information douloureuse.
Comment marchent les opioïdes forts ?
Les « morphiniques purs » ou « opioïdes forts » sont les analgésiques les plus puissants et la morphine est le produit de référence.
Les opiacés ont une « action dépressive directe, spinale et supra-spinale » (c’est-à-dire une action sur la moelle et au-dessus de la moelle) sur la transmission des messages nociceptifs, ce sont des « antalgiques centraux ». Ils agissent en se liant à des récepteurs spécifiques.
Les « opioïdes agonistes » se fixent tous sur les récepteurs pré-synaptiques des neurones du système nerveux central qui transmettent l’information nociceptive. Ce n’est pas le cas des « opioïdes agonistes-antagonistes » (buprénorphine, nalbuphine) qui ne sont donc pas adaptés contre la douleur persistante ou chronique.
Les opioïdes reproduisent l’action des « enképhalines » ou « endomorphines naturelles » du système nerveux central. Cela empêche la libération de la « substance P » (come « Pain », c’est-à-dire douleur en anglais), principal neuropeptide impliqué dans le système nerveux central.
Il existe 3 types de récepteurs aux opioïdes : « mu » (rôle principal dans l’analgésie), « kappa » et « delta », ainsi que des sous-récepteurs, notamment « mu 1 » et « mu 2 ». Les « récepteurs NMDA » interfèrent avec les récepteurs aux opioïdes. Ils interviennent aussi dans la transmission de la douleur neurogène. La méthadone de par son action anti-NMDA en plus de son action « mu », est ainsi un opioïde très intéressant.
Les opioïdes ont entre eux des différences d’affinité et d’activité intrinsèque sur les récepteurs de la douleur. Ils ont également des différences de « pharmacocinétique », c’est-à-dire des différences dans la façon dont l’opioïde est absorbé (« biodisponibilité de la voie orale ») et transformé par le corps (« transformation dans le foie », « fixation aux protéines dans le sang », « lipophilie » ou affinité pour la paroi cellulaire), ainsi que la façon dont l’opioïde lui-même ou ses produits de transformation (« métabolites ») sont éliminés du corps (« filtration et élimination rénale »).
Les opioïdes forts exposent au risque de dépression respiratoire et de constipation mais la relation entre la dose, l’efficacité et la tolérance est très variable d’une personne à l’autre. Il est donc important d’adapter la posologie progressivement en fonction des besoins du patient et de la survenue des effets indésirables (nausées, vomissement, confusion). La constipation est un effet indésirable connu de la morphine et elle doit être traitée systématiquement et de manière préventive.
En cas de surdosage, les opioïdes forts peuvent être « antagonisés » au niveau des récepteurs par la naloxone ou la nalorphine.
En fonction de la durée du traitement, de la dose administrée et de l’intensité de la douleur, l’arrêt de la morphine doit être réalisé de manière progressive pour éviter un syndrome de sevrage.
La morphine fait partie des « stupéfiants », pouvant donner lieu en dehors du traitement de la douleur, à une utilisation détournée aux fins de toxicomanie (« mésusage »).
A qui s’adressent les opioïdes forts ?
La prescription des « morphiniques », ou « opioïdes forts », s’est développée depuis une trentaine d’années en France sous l’influence du développement des soins palliatifs, des découvertes sur la douleur, des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé et des sociétés savantes, ainsi que grâce à l’évolution de la législation (suppression du carnet à souche et allongement des durées de prescription).
Les opioïdes forts conviennent au soulagement des douleurs nociceptives intenses (niveau 3 de l’OMS) et chroniques, c’est-à-dire celles engendrées par les cancers primitifs ou métastatiques, mais aussi, celles de causes non-cancéreuses intenses courtes où les opioïdes sont utilisés pendant une période déterminée et courte : brûlures, plaies et escarres, fractures.
Si l’intérêt du recours aux opioïdes forts est aujourd’hui reconnu dans le traitement des douleurs chroniques nociceptives d’origine cancéreuse, le rapport bénéfice/risque d’une telle prescription dans le traitement des douleurs chroniques non-cancéreuses doit être évalué avec soin afin de ne pas utiliser un médicament qui pourrait, soit être inefficace ou peu efficace, soit provoquer des effets indésirables délétères, voire entraîner le patient vers un état de dépendance physique et/ou psychique.
En pratique, les morphiniques sont utilisés dans le traitement des douleurs intenses et/ou rebelles aux antalgiques de niveau plus faible (1 et 2 de l’OMS).
• Dans le cadre de douleurs chroniques, la morphine est administrée par voie orale en associant éventuellement à la morphine à libération prolongée de la morphine à libération rapide ou un dérivé morphinique (fentanyl oral transmuqueux) pour traiter les épisodes douloureux intercurrents (« interdoses »).
• Pour les douleurs aiguës, en fonction de la rapidité de l’effet souhaité, la morphine peut être administrée par voie intraveineuse ou sous-cutanée pour être efficace rapidement (IV = 10 minutes et SC = 20 minutes).
• La morphine peut également être administrée en pompe d’auto-administration contrôlée par le patient, ou « PCA » (Patient Controlled Analgesia), où le patient déclenche l’administration d’un bolus intraveineux préprogrammé de morphine.
• Un dérivé de la morphine, le fentanyl, existe sous forme de dispositif transdermique permettant un effet plus stable dans le temps, mais il est utilisé lorsque la douleur est stable.
• Enfin, peu fréquentes sont les situations nécessitant le recours à la morphine injectée directement dans le système nerveux (« intrathécale » ou « intraventriculaire »).
Quels sont les différents opioïdes forts ?
Le soulagement (« l’analgésie ») produit par la morphine et les morphiniques est intense, constant et dépendant de la dose : cette analgésie se retrouve quel que soit le type de douleur (sauf les douleurs neuropathiques) et correspond à une augmentation du seuil nociceptif.
Les dérivés morphiniques, ou « morphinomimétiques », ont été mis au point à partir des opioïdes naturels extraits de l’opium. Ce sont des « opioïdes d’hémisynthèse ou de synthèse » qui ont des puissances d’action différentes (oxycodone, hydromorphone, méthadone, fentanyl).
Six opioïdes forts à visée antalgique sont actuellement disponibles en France : la buprénorphine, le fentanyl, l’hydromorphone, la morphine, l’oxycodone et la péthidine. Seule la morphine est indiquée pour les douleurs persistantes intenses ou rebelles aux antalgiques de niveau plus faible. La buprénorphine, le fentanyl, l’hydromorphone et l’oxycodone sont réservés aux douleurs intenses d’origine cancéreuse.
La morphine par voie orale est disponible sous 2 formes :
• Les formes « à libération immédiate » (ou « LI »), dont l’action débute dans les 30 minutes et couvre environ 4 heures (Morphine buvable, Sevredol®, Actiskenan®, Oramorph®),
• Les formes « à libération prolongée » (ou « LP »), dont l’action débute au bout de 90 minutes et couvre 12 heures (Moscontin®, Skenan LP®).
• Il existe une forme de morphine LP qui couvre 24 heures, le Kapanol LP®, qui est peu utilisée en pratique clinique.
La morphine est aussi disponible sous forme injectable (sous-cutanée ou intraveineuse).
L’oxycodone est deux fois plus puissante que la morphine (dont le facteur de conversion par voie orale est de 1,5 à 2), soit 10 mg de morphine = 5 mg d’oxycodone. L’oxycodone peut avoir une action sur la composante neuropathique de la douleur, en plus de son action sur la douleur nociceptive. Elle est disponible sous 2 formes également :
• Oxynorm® 5, 10 ou 20 mg en gélule ou en solution buvable, et OxynormOro® 5, ou 10 mg orodispersible, sont les formes à libération immédiate,
• Oxycontin LP® 5, 10, 15, 20, 40, 60, 80, 120 mg sont les formes à libération prolongée.
La morphine reste l’antalgique de première intention en cas de douleur intense, cependant, en cas d’échec ou d’intolérance à la morphine, l’oxycodone est une alternative intéressante dans le processus de « rotation des opioïdes », rotation nécessaire pour éviter la tolérance à la plupart des opioïdes et l’augmentation des doses qui en découle.
Le fentanyl existe aussi sous 2 formes :
• Actiq®, qui est du citrate de fentanyl sur un bâtonnet à frotter lentement contre la muqueuse à l’intérieur de la bouche, est la forme d’action rapide dont l’action débute au bout de 15 minutes et qui couvre 2 à 3 heures.
• Durogesic® Patch est la forme à libération prolongée dont le délai d’action d’un premier patch est de 18 heures. Les patchs se changent toutes les 72 heures. Au début il faut savoir attendre la période deux à 3 patchs (stabilisation du taux plasmatique) pour apprécier l’effet du fentanyl. Cette inertie du système rend le Durogesic® davantage adapté aux traitements des douleurs cancéreuses stabilisées.
La sueur et les altérations de la peau (déshydratation, œdèmes, fièvre) peuvent modifier l’absorption du fentanyl. Il doit être utilisé très prudemment chez les personnes âgées.
L’hydromorphone LP (Sophidone®) dont les effets pharmacologiques ne différent pas de façon notable de la morphine. Le rapport entre la puissance analgésique, par voie orale, de l’hydromorphone par rapport à la morphine est d’environ 7,5.
Une dose de 4 mg d’hydromorphone présente une activité antalgique approximativement équivalente à 30 mg de sulfate de morphine administrés par voie orale. L’hydromorphone LP est administrée toutes les 12 heures et n’a en France, qu’une indication en deuxième intention, dans le processus de rotation des opioïdes.
La buprénorphine est un agoniste-antagoniste morphinique et se fixe durablement au niveau des récepteurs cérébraux mu et kappa. L’activité agoniste partielle de la buprénorphine confère au produit un « index thérapeutique élevé », c’est-à-dire que cela limite ses effets dépresseurs, notamment sur les fonctions respiratoires.
Le Temgesic® 0,2 mg en comprimé sublingual (ou 0,3 mg/ml en solution injectable) est utilisé dans le traitement des douleurs intenses aiguës et en post opératoire à raison de 1 à 2 comprimés 3 fois par jour (dose réduite de moitié chez le sujet âgé).
Le Subutex® 0, 4, 2 ou 8 mg en comprimé sublingual est surtout utilisé en France dans le traitement de substitution des toxicomanies à l’héroïne. Son activité dans le traitement de substitution des opioïdes est attribuée à sa liaison lentement réversible aux récepteurs mu qui minimiserait de façon prolongée le besoin des toxicomanes en stupéfiants.
Ce médicament ne doit pas être associé à la morphine (ou de la nalbuphine) en raison de la diminution de l’effet antalgique (antagoniste partiel) et il peut interagir avec d’autres médicaments, notamment avec les sédatifs (tranquillisants, somnifères, antidépresseurs, neuroleptiques…), avec le risque d’augmenter le risque de somnolence.
La méthadone est un opioïde agoniste dont le pouvoir antalgique est intéressant, mais son utilisation n’est pas développée en France dans la douleur pour des raisons pratiques (les rapports d’équianalgésie changent en fonction des doses) et elle est réservée au traitement substitutif des pharmacodépendances majeures aux opiacés. Mais elle peut servir de médicament antidouleur chez le toxicomane traité (majoration temporaire des doses).
Molécules | Formes disponibles |
Morphine orale | • Morphine à libération rapide (Morphine buvable, Sévrédol®, Actiskénan®, Oramorph®) • Morphine à libération prolongée (Moscontin®, Skénan LP®, Kapanol LP®) |
Morphine parentérale | • Morphine intraveineuse, pompe à morphine, sous-cutanée • Adjuvant de l’anesthésie locorégionale (rachianesthésie, péridurale…) |
Dérivés morphiniques oraux | Fentanyl (Actiq®), Hydromorphone (Sophidone®), Oxycodone (Oxycontin®), buprénorphine (Temgesic®) |
Dérivés morphiniques parentéraux | • Fentanyl (Fentanyl®, Durogesic®, Matrifen®, Actiq®), buprénorphine (Temgesic®), Péthidine (Dolosal®) • Adjuvant de l’anesthésie locorégionale : sufentanil (Sufenta®), remifentanil (Ultiva®), alfentanil (Rapifen®) |
La morphine sous-cutanée à un délai d’action de 20 minutes et elle peut être administrée toutes les 4 à 6 heures ou par voie continue au pousse-seringue électrique.
La morphine intraveineuse permet un traitement continu et son délai d’action est de 10 minutes.
A noter que le néfopam (Acupan®), qui est un antalgique majeur par voie IM ou IV, est un analgésique non morphinique : il possède une structure chimique non apparentée à celle des antalgiques actuellement connus.
L’Acupan® doit être administré en perfusion IV lente sur plus de 15 minutes (ou par voie IM, le patient étant en décubitus, afin d’éviter la survenue d’effets indésirables (nausées, vertiges, sueurs). La dose unique usuelle recommandée est de 20 mg par injection, répétée toutes les 4 heures, si nécessaire, sans dépasser une dose totale de 120 mg/24 heures.
Quelles sont les équivalences entres les opioïdes forts ?
L’équivalence d’effet antalgique ou « équianalgésie » entre les opioïdes forts est une donnée clinique, qui reste approximative.
Si l’on attribue la référence d’efficacité antalgique de 1 à la morphine, le ratio d’analgésie est le suivant :
• Oxycodone = 2 fois plus antalgique
• Hydromorphone = 7,5 fois plus antalgique
• Buprénorphine = 30 fois plus antalgique
• Fentanyl = 70 à 100 fois plus antalgique.
Une manière pratique de s’y retrouver pour les prescriptions est de toujours se référer à l’équivalent dose morphine orale/24 heures, selon la base suivante :
Codéine 60 mg = Tramadol 50 mg = Morphine orale 10 mg = Oxycodone = 5 mg
Morphine orale 60 mg = oxycodone 30 mg = hydromorphone 8 mg = 1 mg de buprénorphine = fentanyl transdermique patch 25 microgrammes par heure.
Morphine orale 60 mg = Morphine sous-cutanée 30 mg = Morphine intraveineuse 20 mg
Molécules | Equivalence (mg) | Rapport |
morphine orale | 10 | 1 |
codéine | 60 | 1/6 |
tramadol | 50 | 1/5 |
pentazocine | 15 | 1/1,5 |
oxycodone | 5 | 2 |
morphine SC | 5 | 2 |
morphine IV | 3,3 | 3 |
hydromorphone | 1,33 | 7,5 |
méthadone | 1 | 10 |
buprénorphine | 0,33 | 30 |
fentanyl transdermique | 25 µg /60mg | Environ 160 |
Quels sont les principes du traitement par les antalgiques forts ?
Face à une douleur intense, le traitement opioïde fort doit être commencé tôt, très souvent d’emblée, face à la douleur cancéreuse. L’évaluation régulière et fiable de la douleur est indispensable (Échelle visuelle analogique ou EVA).
• La douleur d’étiologie cancéreuse n’est pas un phénomène linéaire et stable. Elle augmente avec la progression tumorale et s’accompagne d’exacerbations. C’est pourquoi il est nécessaire d’associer un traitement de fond de la douleur, grâce à un opioïde à libération prolongée (LP), et un traitement des douleurs intercurrentes avec un opioïde à libération immédiate (LI). La titration se fait donc avec un opioïde LP et l’antalgique LI intervient en complément.
• La détermination de la dose (« posologie ») est clinique et l’objectif est de trouver la dose efficace sur la douleur, soit une EVA en dessous de 20 mm, sans effets secondaires : c’est la « titration ». Il existe une dose de départ, mais la dose maximum est relative, sauf pour certains composés.
• Il faut changer d’opioïde si l’on n’obtient pas un soulagement efficace avec un minimum d’effets secondaires : c’est le processus normal de « rotation des opioïdes », rotation nécessaire pour éviter la tolérance à la plupart des opioïdes et l’augmentation des doses qui en découle.
• La voie orale est indiquée en priorité : soit morphine, soit oxycodone. L’oxycodone offre une action reconnue sur une éventuelle composante neurogène de la douleur, comme dans le « syndrome de Pancoast-Tobias », qui est secondaire à la compression des racines nerveuses d’un bras en rapport avec une tumeur du sommet du poumon.
Ensuite, il faut privilégier les injections sous-cutanées et, si cela ne marche pas, la voie intraveineuse (rapport morphine orale/morphine intraveineuse = 1 à 3, soit 30 mg de morphine orale = 10 mg de morphine IV).
Le fentanyl transcutané est réservé aux douleurs plutôt stables et quand la voieorale est difficile : cancers ORL, cancers œsophagiens, nombreux médicaments pris (ou « polymédication »).
• L’évaluation des effets de la morphine et des opioïdes consiste en une mesure de l’effet analgésique par des échelles verbales (EVS) ou visuelles (EVA) : bien qu’en partie subjective, la répétition de ces mesures est un bon moyen d’évaluer l’efficacité analgésique.
• Une exacerbation douloureuse doit être soulagée, en première intention, par l’administration rapide d’une « interdose » ou « dose de réserve », soit interdose = 10 % de la dose quotidienne à répéter toutes les 2 heures (avec un maximum de 3 à 4 interdoses par jour).
• Le « traitement co-analgésique » sous toutes les formes disponibles est indispensable : anti-inflammatoires stéroïdiens ou non-stéroïdiens, hormonothérapie, radiothérapie, stabilisation des fractures, bisphosphonates, et chimiothérapie si elle peut contribuer à la diminution de la tumeur.
• Chez le sujet âgé, l’insuffisant rénal et l’insuffisant hépatique, les doses initiales seront réduites de moitié, voire au tiers (sujet âgé), puis ajustées selon les besoins
• En pratique, en cas d’administration de morphine par voie orale, l’évaluation doit être initialement pluriquotidienne (toutes les 2 heures pour une forme LI et toutes les 6 heures pour une LP) et nécessite une adaptation régulière par palier en fonction de la réponse au palier précédent.
Pour l’administration en injection sous-cutanée, l’efficacité maximale est observée en une vingtaine de minutes et l’évaluation peut être réalisée toutes les 30 minutes en répétant les injections toutes les 4 à 6 heures.
Pour l’administration de morphine intraveineuse (hôpital, soins intensifs…), on réalise une « titration » de la douleur en répétant les injections de morphine à la dose de 1 à 3 mg toutes les 6-10 minutes, jusqu’au soulagement complet du patient tout en surveillant l’apparition des effets indésirables.
Comment mettre en route un traitement par opioïde fort ?
Le postulat de départ quand les antalgiques de niveau 1 ou 2 de l’OMS sont inefficaces est que 3 à 4 grammes de paracétamol ou 6 unités d’un antalgique de niveau 2 par jour ont une équivalence équi-analgésique à 40 à 60 morphine orale par 24 heures.
• Il est recommandé de débuter le traitement opioïde fort avec une dose faible, surtout chez la personne âgée (1/3) et celles qui ont une insuffisance hépatique ou rénale (1/2).
Chez l’adulte, la dose recommandée est de l’ordre de 1 mg par kg et par jour (qui sera divisée par 2 en cas d’insuffisance rénale ou hépatique), soit 10 à 30 mg de morphine orale LP, 1 à 2 fois par jour, en adaptant en fonction du maximum diurne ou nocturne de la douleur, du terrain (sensibilité particulière des sujets âgés), d’éventuelles maladies associées (insuffisance hépatique, insuffisance rénale ou insuffisance respiratoire), ainsi que des co-prescriptions de médicaments qui pourraient interférer avec le métabolisme ou l’élimination des morphiniques.
– Morphine LP : Moscontin® ou Skenan LP® : 20-30 mg/ 12 heures.
– Oxycodone LP : Oxycontin® : 10-15 mg/12 heures.
– Fentanyl TTS : Durogesic® : Timbre 25 microgrammes par heure.
Chez la personne très âgée, il faut être prudent et débuter le traitement avec une dose encore plus faible, de l’ordre de 2,5 à 5 mg de morphine orale à libération immédiate, 4 à 6 fois par jour.
• La dose est adaptée toutes les 24 à 48 heures avec opioïdes LP sur 12 heures, ou toutes les 72 heures avec fentanyl TTS, en fonction de l’évaluation de la douleur et de la consommation d’opioïdes LI.
Pour être efficace sur des douleurs qui durent, la morphine doit être donnée de façon préventive plutôt que curative. La recherche de la dose avec le meilleur rapport bénéfice/effets indésirables s’effectue au cours de la titration par une augmentation progressive de la posologie antérieure représentant au maximum le tiers de la dose journalière précédente.
Par exemple, pour une personne recevant du Skenan® LP, 30 mg toutes les 12 heures, il faut ajuster avec Actiskenan® dix mg en inter-dose. Si elle a besoin de prendre les quatre inter-doses par 24 heures, soit au total cent mg morphine/24 heures. La prochaine prescription sera : Skenan LP®, 50 mg toutes les 12 heures et Actiskenan® dix mg.
Pour une personne prenant Durogesic® 25 microgrammes par heure (équivalent à morphine orale 60 mg/24 heures) et Oramorph® dosettes dix mg, 4 à 5 dosettes nécessaires par 24 heures, lors de l’ajustement à la 72ème heure, il faudra prévoir Durogesic® 50 microgrammes par heure.
• Les douleurs intercurrentes sont de causes diverses : paroxysmes du cancer, fin de durée d’action de l’opioïde LP (fin de nuit, fin de journée), mobilisations, examens et pansements. Elles justifient des « interdoses » et il est alors préférable d’utiliser l’opioïde LI correspondant à la forme LP choisi pour une meilleure clarté de l’ordonnance : Morphine LI si Moscontin®, Actiskenan® si Skenan LP®, Oxynorm® si Oxycontin®.
• La dose de chaque « interdose » d’opioïde LI est égale 1/6e à 1/10e de la dose totale opioïde LP par 24 heures. Elle est renouvelable 1 à 4 heures plus tard jusqu’à un total de quatre doses par 24 heures. Par exemple, Oxycontin LP® : quinze mg/12 heures et Oxynorm® 5 mg.
Si on a prescrit Durogésic®, on utilise volontiers aussi la morphine LI ou l’oxycodone LI. L’Oramorph® en dosettes (10, 30, 100 mg) est très intéressant chez les personnes qui ont des difficultés à avaler des gélules ou comprimés.
Actiq® n’est pas adapté à la titration mais il est intéressant en raison de son bref délai d’action (15 minutes) et de sa durée d’action limitée à 2-3 heures entraînant moins de somnolence. Cependant, son prix est élevé et le malade doit avoir une muqueuse de la bouche en bon état. La dose se détermine par touches d’essais : bâtonnets à 200 microgrammes, si petites doses d’opioïdes LP ; d’emblée 400 microgrammes si les doses de fond sont plus importantes. Il faut ensuite adapter la dose selon l’effet produit par le bâtonnet précédent.
• Les modifications des doses et la correction d’éventuels effets indésirables justifient au minimum un suivi hebdomadaire au cours du premier mois de traitement.
Quelles sont les doses d’opioïdes forts utilisables ?
Dans les douleurs cancéreuses, il n’y a pas réellement de dose maximale et l’ordre de grandeur des posologies en équivalent morphine orale par 24 heures est le suivant :
• Petites doses : inférieures ou égales à 200 mg,
• Doses moyennes : 200 – 600 mg,
• Doses importantes : supérieures à 600 mg.
Chez l’adulte non-cancéreux, une réponse insuffisante pour des posologies journalières supérieures à 120 mg de morphine doit cependant obligatoirement conduire à une réévaluation des mécanismes de la douleur et à une remise en cause de l’intérêt du traitement par un opioïde fort.
Peut-on changer d’opioïde fort ?
Lorsque le rapport « analgésie par rapport aux effets secondaires » n’est pas satisfaisant, notamment en cas de troubles digestifs ou de confusion, il faut changer d’opioïde.
L’oxycodone et l’hydromorphone sont une excellente alternative à la morphine, mais il vaut mieux prescrire une dose inférieure de 10 à 25 % par rapport à la dose prévue par la table d’équianalgésie, tout en complétant par un opioïde à libération immédiate.
Par exemple, pour une personne recevant Skenan LP® 90 mg toutes les 12 heures, soit une dose totale morphine orale par 24 heures de 180 mg, l’équianalgésie théorique est de 90 mg pour l’oxycodone et de 24 mg pour l’hydromorphone. On peut donc opter soit pour : Oxycontin® (rapport 2/1) : 40 mg toutes les 12 heures (plutôt que 45 mg) ou Sophidone® (rapport 7,5 à 10/1) : 8 mg toutes les 12 heures (plutôt que 12 mg).
À noter qu’Oramorph® est très bien supporté en opioïde LI associé à la Sophidone® ou l’Oxycodone®, alors même que la personne peut avoir des troubles confusionnels avec la morphine LP.
Il faut régulièrement changer d’opioïde dans le processus normal de « rotation des opioïdes », rotation nécessaire pour éviter la tolérance à la plupart des opioïdes et l’augmentation des doses qui en découle.
Faut-il privilégier la voie injectable ?
La voie injectable, dite « parentérale » (sous-cutanée ou intraveineuse) pour la morphine, l’oxycodone ou le fentanyl, n’est pas plus puissante que la voie orale et il vaut mieux toujours privilégier la voie orale.
La voie injectable a deux indications : l’urgence douloureuse et les situations de fin de vie.
Grâce à une pompe programmable (PCA), on détermine un débit basal et des bolus éventuels, séparés par des périodes d’interdiction. À tout moment, la posologie est adaptable. L’utilisation de la PCA demande un apprentissage simple et une surveillance avec des fiches quotidiennes.
En cas de douleur cancéreuse suraiguë, le médecin peut en 24 heures titrer la dose nécessaire. Si la situation le permet, il peut alors convertir en voie orale.
Comment passer de la voie orale à la voie injectable ?
En situation de fin de vie, il est souvent nécessaire de recourir à la voie injectable par voie intraveineuse : malades ne pouvant plus avaler, troubles confusionnels de causes multiples, insuffisance rénale par déshydratation.
Il faut se souvenir que pour la morphine et l’oxycodone, le rapport SC ou IV par rapport à l’oral est de 2 à 3. Ainsi, pour déterminer la posologie SC ou IV par 24 heures, il faut diviser par 2 ou 3 la dose équivalent-morphine orale par 24 heures, avec une réduction supplémentaire prudente de 10 à 25 %.
Par exemple, pour un malade recevant Oxycontin LP® : 120 mg, 2 fois par 24 heures, soit un équivalent morphine orale de 240 x 2 = 480 mg. La dose de morphine ou d’oxycodone IV par 24 heures sera de 480 divisé par 3, soit 160 mg (théoriquement 7,50 mg/h).
Par prudence, il convient de commencer avec un débit horaire 6 mg par heure. Pour la dose de chaque bolus, il faut prévoir 1/24e de la dose totale d’opioïde par 24 heures et des périodes d’interdiction de 20 minutes.
Pour le Fentanyl, la dose intraveineuse est très simple à déterminer, car elle correspond à la posologie en patch. Par exemple, pour un malade ayant besoin de Durogesic® patch 125 microgrammes par heure pour être soulagé, lors du passage à la voie IV par PCA, la dose sur 24 heures sera 125 × 24 = 3 000
Quelles sont les personnes et les situations à risque ?
Un certain nombre de situations requièrent des précautions lors de l’utilisation des morphiniques forts.
C’est bien sûr le cas de l’hypersensibilité à la morphine, mais il faut faire attention en cas d’insuffisance hépatique (diminution de l’élimination), d’insuffisance rénale (risque d’accumulation des dérivés actifs glucuronoconjugués), d’insuffisances respiratoires (risque majoré de dépression respiratoire).
En cas d’hypertension intracrânienne et en l’absence de ventilation contrôlée, il existe un risque d’augmentation du taux de CO2 qui risque d’aggraver les lésions cérébrales. Il faut se méfier de la péthidine en cas d’épilepsie non contrôlée.
Il faut demander l’avis du chirurgien en cas de douleur abdominale aiguë avant d’administrer de la morphine, en particulier si le diagnostic de la douleur est incertain.
Quels sont les principaux effets secondaires ?
De nombreux effets secondaires existent au cours de la prescription d’opioïdes forts mais beaucoup peuvent être anticipés.
• La constipation est constante et dépendante de la dose d’opioïdes forts (« dose-dépendante »).
La constipation est de plus aggravée par les sédatifs, les troubles métaboliques, l’immobilisation et certaines localisations des tumeurs (colonne vertébrale, ventre et pelvis).
La prescription d’un laxatif fait donc partie d’emblée de l’ordonnance d’opioïde fort : macrogol (Forlax®, Transipeg 5,9® ou Movicol®) et elle peut être complétée par la prescription de mucilages.
Si la constipation persiste plus de 3 jours, il faut vérifier l’ampoule rectale à la recherche d’une accumulation de matières fécales (« fécalome »), proposer un lavement (Normacol®) et augmenter la dose de macrogol (Colopeg® : 500 à 1 000 ml/24 heures).
• Les nausées et les vomissements sont dus à une stimulation du système nerveux central et à un retard de la vidange gastrique. Ils s’observent dans un tiers des cas au début du traitement, avec une nette susceptibilité individuelle, même avec de faibles doses d’opioïdes. Ils s’atténuent vite cependant et disparaissent en quelques jours grâce au « phénomène d’accoutumance » (ce qui n’est pas le cas de la constipation).
On peut éventuellement associer initialement du métoclopramide (Primpéran®) ou de faibles doses d’halopéridol (Haldol® : 1 à 5 mg/× fois/24 heures). Les « setrons », type ondansetron, ne sont pas efficaces et aggravent la constipation. Le mieux est souvent de changer d’opioïde.
La persistance des vomissements au-delà d’une semaine ou après changement d’opioïde doit faire rechercher une cause cachée, notamment des métastases d’un cancer au péritoine (« carcinomatose péritonéale »).
• Une somnolence diurne peut s’observer en début de traitement et elle s’améliorera avec l’adaptation du traitement. De discrets troubles cognitifs sont très fréquents si on les recherche précisément par quelques questions du Mini Mental Test. Les troubles confusionnels posent problème car ils s’accompagnent de perturbations émotionnelles, d’hallucinations, de complications somatiques (fièvre, chutes, déshydratation). C’est une indication majeure du changement d’opioïde.
• La dépression respiratoire est exceptionnelle avec un traitement opioïde oral. Il n’y a donc pas de contre-indication à utiliser les opioïdes forts par voie orale chez un patient atteint de BPCO et de cancer bronchique. Les « hypercapnies » représentent une situation de prudence exigeant une titration précise.
La voie parentérale est davantage à risque de surdosage (bolus), mais la dépression respiratoire est annoncée par des signes neurologiques de surdosage : troubles de conscience, myoclonies. Une bradypnée inférieure ou égale à 8 cycles par minute est un index d’alerte.
• Le myosis est constant, mais a peu de conséquences.
• D’autres effets secondaires sont plus rares, à bien connaître cependant : rétention urinaire, prurit, sueurs, hypotension orthostatique, hyperalgésie cutanée, syndrome de sevrage lors de l’arrêt brutal à l’occasion d’un événement intercurrent.
Comment arrêter un traitement par opioïdes forts ?
Il ne faut pas arrêter brutalement un traitement chronique par un morphinique fort afin d’éviter un « syndrome de sevrage ».
Le syndrome de sevrage peut survenir quelques heures après l’arrêt brutal d’un traitement prolongé ou après administration d’un antagoniste. Il est lié en partie à une hypersensibilité des récepteurs noradrénergiques et associe des signes neurovégétatifs.
Il débute par des bâillements, une mydriase, un écoulement nasal (« rhinorrhée »), des sueurs, des larmoiements, puis apparaissent une agitation, une insomnie, des tremblements, des contractions musculaires (« myoclonies »), des douleurs musculaires et articulaires, une alternance de bouffées de chaleur avec vasodilatation et de frissons avec piloérection, une anorexie, des vomissements, des diarrhées, des crampes abdominales, des éjaculations spontanées, une polypnée, une tachycardie et une hypertension.
La sévérité du syndrome de sevrage dépend du métabolisme de la substance, de la dose journalière et de la régularité des prises, de l’ancienneté de la prise et de facteurs psychologiques. Il dure de 5 à 10 jours sans traitement et peut être soulagé par la clonidine et les neuroleptiques.
Que faire en cas de surdosage ?
Le tableau de surdosage associe une somnolence suivie d’une dépression respiratoire, d’un myosis, d’une hypotension, puis d’un coma profond avec hypothermie.
Son traitement en milieu spécialisé impose une réanimation cardio-respiratoire et l’administration d’un antidote antagoniste compétitif des récepteurs avec la naloxone par voie intraveineuse (Narcan®, ampoules 0,40 mg/ml) avec une dose initiale de 0,40 mg en 1 minute IV. Une forme nasale est en préparation pour les surdosages au cours des toxicomanies.
Puis, le relais est pris par une dose de 0,10 mg par minute jusqu’à restauration d’une ventilation efficace, au prix d’ailleurs d’une reprise hyperalgique et d’une angoisse importantes.
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